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Le Jeune Homme Aveugle et l’Enfant Candide

J’allais chez le barbier lorsque je vis un jeune homme étrange : sur le large trottoir, entre un lampadaire et un banc, il tournait sur lui-même, l’air confus.

J’allais le dépasser lorsqu’il m’interpella : “Excusez-moi, je cherche l'arrêt de bus mais il a été déplacé. Pouvez-vous m’aider ?”

Je réalisai en un instant qu’il avait une canne blanche à la main, et ne portait pas de lunettes noires pour cacher ses yeux absents. Je me fis une joie de l’accompagner sur les trois ou quatre mètres qui le séparaient en effet d’un arrêt de bus provisoire qui venait d’être installé. Il s’assit sur le banc, mais lorsque je vis le bus arriver, j’hélai le chauffeur et m’assurai que le jeune homme aveugle ne manque pas son transport.

En continuant mon trajet, je consultai mon coeur pour ressentir ce moment de vie, comme une méditation. Je trouvai incroyablement courageux de sortir de chez soi, sachant que les arrêts de bus étaient modifiés, pour s’aventurer avec une simple canne, ne pas se cacher derrière des lunettes noires, et ne pas hésiter à interpeller quelqu’un lorsque l’on a besoin d’aide. Je pensais à toutes ces fois où l’on se sent faible, impuissant, honteux de nos manques.


Je me disais que la vie est tellement simple et que nous, humains, sommes là les uns pour les autres et qu’il suffit souvent de tendre la main pour qu’une autre se tende en retour.

Plus loin sur le chemin, au milieu des autos et des vélos, je m’éveillai à l’incroyable chance que j’avais de voir. C’était une journée de solstice d’été sans nuage, et la lumière inondait littéralement tout. Pourtant, le jeune homme aveugle n’en percevait pas une parcelle mais forçait le destin, surmontait les obstacles au quotidien et gagnait chaque jour en courage d’être. Il puisait au fond de lui-même ce regard dont ses yeux le privaient. Et si je l’avais aidé, il m’aidait en retour à ne pas me contenter de voir avec les yeux.


C’est dans cet état d’esprit de gratitude que j'arrivais chez le barbier. Je découvrais un petit garçon qui n’avait pas six ans, trônant sur le fauteuil rehaussé. A sa droite, le barbier finissait un tour d’oreille délicat, tandis qu’à sa gauche, une mère béate contemplait sa merveille avec une fierté infinie. Il levait les yeux en hauteur, et gardait la bouche bée comme le font souvent les jeunes enfants.


Comme souvent chez les barbiers, la musique de rap américain était forte. Et il me fallut quelques minutes pour comprendre pourquoi cet enfant si beau ne bougeait pas. Il n’était pas sage comme une image mais tout simplement les yeux rivés sur un écran de télévision qui surplombait le petit salon.


Suivant son regard fixe, je m'aperçus que les clips vidéos du rap américain affichaient leurs images sombres et violentes sur l’écran, et que le petit Bilal (sa maman le nommait avec dévotion toutes les trente secondes) était totalement absorbé par cet univers.

Des rappeurs aux dents métalliques, des billets de banque, d’énormes pistolets, de grosses voitures pleines de femmes en bikinis… tout l’univers caricatural du rap flashait à coup d’images noir et blanc défilant à une vitesse stroboscopique.

Je vis ce monde entrer dans les yeux du petit garçon, et une vitalité candide et pure en sortir, pour alimenter cet univers glauque et décadent. Une fécondation subtile avait lieu, qui ensemençait l’enfant de modèles masculins et féminins violents, vulgaires et totalement détachés de la réalité. Ces images entraient en lui et se fixaient derrière ses yeux, à l’arrière de sa tête ; elles viendront se projeter sur l’écran de sa vie, lorsque, dans quelques années, tout cet univers de testostérone s’activera.

Je veux avoir confiance que l’amour de sa maman et la vigilance de son papa le protégeront toujours de cette folie banalisée qui pollue notre jeunesse.

Dépassant la tristesse banale de cette situation, je réalisais que j’avais en quelques minutes croisé les deux extrêmes du regard.


D’abord ce jeune homme aveugle qui doit conscientiser son espace et éveiller une vision intérieure volontaire, s’orienter sans renoncer, même lorsque les conditions semblent défavorables.


Puis ce petit garçon candide, dont le regard pur se fait manipuler pour être hanté par ces images, qui sera orienté malgré lui.

Entre ces deux expériences, je me demandais en quoi nous sommes fécondés et fécondants, passifs et actifs dans nos regards.

Je me promis de vous en parler pour partager avec vous ce moment de vie. Prenez soin de votre regard. De ce qui y entre et de ce qui en sort.


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